Avec George Szell, Eugene Ormandy, Fritz Reiner, et Georg Solti, Antal Doráti (1906-1988) fait partie des chefs d’orchestre hongrois qui ont marqué l’histoire des orchestres américains, et plus largement de la direction d’orchestre au XXe siècle. Partageant sa carrière entre les États-Unis et l’Europe, pendant 40 ans Doráti s’est construit une réputation de batisseur d’orchestre. Et avec plus de 600 enregistrements, il nous a aussi laissé un leg discographique majeur. De l’Europe aux États-Unis, voici l’itinéraire musical d’un des chefs emblématiques de l’école hongroise de la direction d’orchestre.

Une jeunesse hongroise

Né à Budapest en 1906, au cœur de l’Empire austro-hongrois, Antal Doráti a grandi dans une famille de musiciens, son père Alexander Doráti étant violoniste dans l’Orchestre Philharmonique de Budapest, tandis que sa mère Margit Kunwald enseignait le piano.

C’est au prestigieux conservatoire Franz Liszt de Budapest que Doráti étudie sous la tutelle de trois géants de la musique hongroise, Zoltán Kodály et Leó Weiner pour la composition, et Béla Bartók pour le piano. Au début du XXe siècle, il n’y avait pas de cours de direction d’orchestre comme de nos jours, c’est un art qu’on apprenait donc sur le terrain. Comme il l’expliquait à la fin de sa vie, dans un entretien avec Bruce Duffie, à cette époque si l’on voulait devenir chef d’orchestre, le rite de passage était de commencer par travailler dans de petites maisons d’opéra. C’est ce qu’il fait en débutant à l’Opéra Royal de Budapest, avant d’être engagé en 1928 comme assistant de Fritz Busch à l’opéra de Dresde, puis comme second chef à l’opéra de Münster de 1929 à 1932.

Antal Doráti par Gordon Anthony, années 1930, National Portrait Gallery

Premiers pas en Amérique

En 1933, il devient chef principal des Ballets Russes de Monte-Carlo, héritiers des Ballets Russes de Diaghilev, un poste qu’il gardera jusqu’à son exil aux Etats-Unis en 1941. Cette expérience eut un rôle crucial dans la suite du développement de sa carrière lui détournant de l’opéra pour l’orienter vers le répertoire du ballet et de la musique symphonique, qu’il enregistrera abondamment par la suite, mais aussi lui donnant l’occasion de faire des tournées en Europe et aux Etats-Unis.

De ces années, il ne nous reste pas de témoignage discographique, mais grâce à Richard Chlupaty, qui a complilé dans son ouvrage Antal Doráti and the Joy of Music Making des années de programmes de concerts ainsi que des extraits de critiques de l’époque, nous avons une idée du style du jeune chef hongrois. Dès sa jeunesse, les critiques louent sa rigueur et sa précision, la clarté de sa lecture des œuvres, son sens du rythme et la force expressive et narrative de ses interprétations.

Ainsi le critique du St Paul Pioneer Press note à l’époque que « la brillante direction du jeune maestro hongrois Antal Doráti, dont le contrôle rythmique puissamment ferme, combiné à une flexibilité intuitive, fait des merveilles pour les prestations dans leur ensemble. Une longue expérience en tant que chef d’orchestre symphonique et d’opéra a développé chez lui une vivacité d’esprit, associée à ce qui semble être une remarquable capacité innée. »

De 1945 à 1949, il est appelé à la tête du Dallas Symphony Orchestra, un orchestre qui avait été « dissous » pendant la seconde guerre mondiale. Nommé pour reconstruire l’orchestre, Doráti va faire des miracles. Comme l’explique Paula Bosse dans son article sur les années Dorati à Dallas, « en seulement deux mois, Dorati réussit à mettre sur pied un orchestre, à préparer le programme de la saison, à faire répéter les musiciens et à présenter la première représentation du Dallas Symphony Orchestra « renaissant » le 9 décembre 1945. »

À Dallas, il se forge cette réputation de batisseur d’orchestre qu’il gardera toute sa vie. C’est aussi avec cet orchestre qu’il commence à enregistrer des disques, notamment un enregistrement du concerto pour violon n°2 de Béla Bartók avec Yehudi Menuhin, ainsi qu’un enregistrement du 3e concerto pour piano de Prokofiev, qui sont des témoignages discographiques intéressants sur les débuts de ce chef.

Les années Minneapolis

En 1949, sa nomination à la tête de l’Orchestre Symphonique de Minneapolis, renomé l’Orchestre du Minnesota depuis les années 1970, va être un âge d’or pour cet orchestre. Ensemble, ils enregistrent de nombeux albums de référence pour le label Mercury. En juillet dernier Eloquence Australia a publié en deux coffrets, monophonique et stereophonique, les enregistrements gravés par Antal Doráti avec Minneapolis dans l’édition Mercury Living Presence.

À la tête de cette phalange, « Antal Doráti impose une esthétique de son claire et tranchante. La masse instrumentale ne vise pas une forme d’opulence de son, mais s’efface au profit d’une esthétique sonore transparente et légère qui s’appuie sur une rythmique précise et une motorique allante. Cette attention portée à la rythmique, toujours vivifiée, permet au chef de marquer les contrastes dans un geste énergique presque fauvisme dans son impact. » (Jean-Pierre Tribot, Antal Dorati, les années Minneapolis, Crescendo, 24 juillet 2023).

À toutes ces caractéristiques, on peut ajouter que le style de Doráti est caractérisé par un très grand sens des couleurs orchestrales, qui fait merveille dans ses interprétations de la musique hongroise, russe, ou tchèque. Son enregistrement de Petrouchka est ainsi une merveille à écouter non seulement pour son élan et sa précision rythmique, mais aussi pour la beauté et vivacité des couleurs orchestrales qu’il tire de l’orchestre de Minneapolis.

Allez-retours entre les États-Unis et l’Europe

Après Minneapolis, Doráti revient en Europe où il dirige en « free-lance » le London Symphony Orchestra avant d’être nommé directeur musical du BBC Symphony Orchestra (1963-66), puis de l’Orchestre Philharmonique de Stockolm (1966-1974), avant de retourner aux Etats-Unis diriger le National Symphony Ochestra (1970-77), puis le Detroit Symphony Orchestra (1977-1981) ainsi que le Royal Philharmonic Orchestra de Londres (1975-1979).

Quand Doráti a pris la direction du National Symphony Orchestra, l’orchestre était au bord de la faillite et avait traversé une longue période de grève des musiciens. Avec beaucoup d’abnégation et grâce à toute l’étendue de son talent, il a réussi à remettre l’orchestre à niveau. qu’il sauve de la faillite et d’une grève des musiciens. La direction de l’orchestre ne lui en sera pas très reconnaissante : c’est par la presse qu’il apprendra son remplacement par le chef soviétique Mstislav Rostropovitch.

Toutes ces années, il continue d’enregistrer avec ces orchestres et d’autres comme le Philharmonica Hungarica, orchestre aujourd’hui disparu avec lequel il enregistre l’intégrale de symphonies de Joseph Haydn, un première historique et une somme légendaire qui reste une référence de nos jours : « l’interprétation intelligente et sobre d’Antal Doráti allie une maîtrise orchestrale, une direction précise, vivante, une spontanéité des plus fraîches à une analyse lucide en constante adéquation envers chacune de ces symphonies. » (Michel Tibbaut, Resmusica).

Avec le Royal Philharmonic Orchestra Doráti nous a laissé une belle intégrale des symphonies de Beethoven, parue récemment chez Deutsche Grammophone. Enregistrée à la fin de sa carrière, alors qu’il avait déjà gravé précédement certaines symphonies de façon éparpillée, cette intégrale dont l’intéprétation se distingue par la rigueur des tempi, la discipline orchestrale ainsi que la précision et la sécheresse des attaques des cordes, montre une vision hiératique d’un Beethoven qui semble gravé dans le marbre.

Collaboration avec le London Symphony Orchestra

Doráti a tissé une longue collaboration avec le London Symphony Orchestra, avec lequel il a laissé de nombreux très belles gravures discographiques. Sous sa direction vive, tranchante, expressive et sensible aux couleurs orchestrales, le London Symphony Orchestra resplendit de mille feux, notamment dans les enregistrements consacrés à la musique russe (Tchaïkovski, Stravinsky, Rimsky-Korsakov). Encore aujourd’hui nombre de leur enregistrements ensemble restent des références discographiques incontournables, comme par exemple leur enregistrement intensément chatoyant et poétique des Oiseaux d’Ottorino Respighi.

Parmi les enregistrements marquants produits avec le LSO on compte aussi une magnifique version du Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, avec deux solistes hongrois, Mihály Székely et Olga Szőnyi dans les rôles de Barbe-Bleue et Judith. Toute sa vie Doráti défendit ardamment la musique de son pays, et en premier lieu celle de Kodály et surtout de Bartók, dont il enregistra toutes les œuvres pour orchestre. Face à des orchestres de l’Ouest de l’Europe et des États-Unis, il savait obtenir des couleurs orchestrales évoquant l’inspiration folklorique de la musique de ses compatriotes.

Chef d’orchestre d’exception, Antal Doráti était également un compositeur de grand talent, qui a écrit principalement pour l’orchestre, et notamment deux symphonies, qui montrent l’influence de ses maîtres, Kodály et Bartók. Même si la direction d’orchestre pris rapidement l’ascendant sur son activité de compositeur, « il considérait la composition comme sa véritable vocation et, en toute modestie, il se considérait non pas comme un « chef d’orchestre qui compose », mais comme un « compositeur qui dirige ». » (Source : Horst A Scholz, The Antal Doráti Society)

Grand technicien de la direction d’orchestre, capable de bâtir le son d’orchestres en difficulté, Antal Doráti nous laisse l’image d’un magicien, qui, par sa passion pour la musique, sa rigueur et son intelligence musicale, continue de fasciner et d’enthousiasmer les mélomanes par ses interprétations vibrantes, colorées et acérées.

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