Boris Godounov de Modest Moussorgsky est sans doute le plus grand opéra russe, mais c’est peut-être aussi l’opéra le plus incompris, remanié par son auteur pour passer la censure à l’époque de sa composition, modifié et réorchestré par différents compositeurs après la mort de Moussorgsky, il a fallu attendre la fin du 20e siècle pour que la version originale de 1869 finisse par triompher dans les maisons d’opéra et maintenant au disque.

Modest Moussorgsky s’est inspiré de la pièce éponyme du poète Alexandre Pouchkine pour composer un opéra sur l’histoire du tsar Boris Godounov, qui régna sur la Russie pendant l’une des périodes les plus troublées de son histoire. Moussorgsky appartenait au Groupe des Cinq, un groupe de compositeurs russes (Balakirev, Cui, Borodine, Rimsky-Korsakov) qui avaient pour objectif de créer une musique russe indépendante des influences occidentales. Il poursuivaient ainsi le travail commencé par Mikhail Glinka, père de l’opéra russe, et surtout Alexandre Darjominski (1813-1869), « inventeur d’un système de déclamation musicale calqué sur la parole et la langue russe » (Elisabeth Brisson, La Musique, editions Belin, 1996). Ces musiciens s’inspiraient du folklore russe et oriental, des chants populaires slaves et des chants religieux de l’Eglise orthodoxe afin de composer une musique « authentiquement » russe. Comme l’explique Elisabeth Brisson, le Groupe des Cinq « prônait le réalisme, le respect de la couleur local, la vérité expressive et la correspondance absolue du texte et de la musique, et voulait que les intonations, les inflexions de la langue parlée servent de base à la ligne mélodique ».
Et pourtant quand Moussorgsky composa Boris Godounov, une grande fresque populaire dont le discours musical est construit sur « un nouveau type de mélodie », « celui de la vie » pour citer le compositeur lui-même, ses collègues du Groupe des Cinq ne comprirent pas l’opéra et désavouèrent Moussorgsky. César Cui fut le plus violent contre la version de 1872, version remaniée de Boris Godounov, car la version de 1869 n’avait pas passé la censure. Dans la Gazette de Saint Petersbourg, Cui démolit l’opéra de son collègue, traitant l’opéra d' »œuvre immature », d’une immaturité présente dans le livret mais aussi dans la musique, comparant l’opéra à un « pot pourri » d’idées musicales non liées entre elles (David Brown, Musorgsky: His Life and Works, Oxford University Press).
Des 24 scènes de la pièce de Pouchkine, Moussorgsky ne garda que 7 tableaux réparties en 4 parties. Il composa particulièrement rapidement la version originale de son opéra entre octobre 1868 et décembre 1869. Puis l’opéra fut présenté au Comité de lecture des théâtres impériaux au printemps 1870, mais Moussorgski dut attendre un an avant d’avoir la réponse du comité, qui rejeta l’œuvre. Le compositeur russe se remis au travail pour composer une deuxième version, dans laquelle il ajouta trois tableaux, et qui fut autorisée par le Comité. Cette version de 1872 connut un succès populaire lors de sa création au Théâtre Mariinsky en 1874, mais reçu un accueil critique hostile. Après la mort du compositeur en 1881, son ami Nikolaï Rimsky-Korsakov décida de réorchestrer l’opéra, considérant que l’œuvre de Moussorgsky était trop frustre. C’est cette version qui finit par s’imposer sur scène et au disque pendant près d’un siècle, même si d’autres compositeurs comme Chostakovitch se sont aussi essayé à réécrire l’opéra. Heureusement en 1975 l’orchestration originale de Moussorgsky réapparut grâce à l’édition de David Lloyd-Jones à Londres. A partir de ce moment des enregistrements de la version de 1872 commencèrent à être publiés (Jerzy Semkov), puis de la version de 1869 (Edo de Waart), puis enfin l’enregistrement double de Gergiev avec la version de 1869 et celle de 1872. Malheureusement comme l’explique André Lischke dans le numéro de l’Avant Scène Opéra consacré à Boris Godounov, ce disque de Gergiev pose problème en ce qui concerne la version de 1869, qui nous intéresse ici, dans la mesure où le chef russe introduit des éléments de la version de 1872.
L’enregistrement de Kent Nagano représente donc un apport essentiel à la discographie de Boris Godounov, et d’emblée couverture annonce la couleur, en indiquant clairement c’est la version de 1869 qui a été enregistrée mais aussi en adoptant un visuel sobre, sombre et austère qui laisse à penser que l’enregistrement sera fidèle à l’œuvre originale de Moussorgsky. On apprend dans le livret que ce disque a été enregistré lors de concert publics et de sessions en studio entre le 2 et 11 mars 2017 au Gothenburg Concert Hall. Kent Nagano connaît parfaitement cette œuvre qu’il avait dirigée en 2013 à l’opéra de Bavière, une production particulièrement saisissante de Calixto Bieito qu’il est possible (et souhaitable) de regarder en dvd, puisqu’elle a été publiée par Bel Air classiques en 2014 avec dans le rôle principal l’excellente basse ukrainienne Alexander Tsymbalyuk, qui chante aussi le role de Boris dans le présent album, mais entouré d’une distribution différente de cette production, à l’exception de Sergey Skorokhodov et Okka von der Damerau, qui reprend le rôle de Grigory.
Initialement ma réaction a été celle d’une déception liée à la direction de Kent Nagano que j’ai fini par surmonter:
Je crois avoir assez souvent expliqué sur ce blog que je préfère les interprétations assez « typées » de la musique russe, et là il faut quand même avouer que après de nombreuses écoutes il y a quelque chose de presque « neutre » dans cette interprétation par Kent Nagano, qui est un chef très respectueux des partitions et refuse de se mettre en avant comme le remarquait le critique Vincent Guillemin à propos d’un concert récent:
Ce style consistant à « ne toucher à rien », cette « délicatesse » et ce sens de l’homogénéité sont souvent reprochés à Kent Nagano, qui est régulièrement critiqué pour son manque de personnalité et des interprétations qui sont considérées comme ennuyeuses, car à contre-courant des tendances actuelles en concert. A une époque où l’on vit dans un monde de plus en plus bruyant et où nous sommes entourés de nuisances sonores au quotidien, il me semble avoir constaté en concert une tendance assez néfaste chez nombre de chef.fe.s d’orchestre, notamment dans la jeune génération: une tendance à diriger bruyamment, à mettre beaucoup d’effets dans la musique pour cacher un manque de vision. Nagano va à contre-courant de ces tendances, et nous permet d’apprécier la musique de Moussorgsky dans une sorte de nudité absolue, qui permet d’apprécier toutes les beautés de la partition, et il donne raison au musicologue Boris Assafiev, qui déclarait à propos de Boris Godounov que « l’ascétisme, le refus de la surcharge ne signifient pas la pauvreté ni la maladresse » (André Lischke, L’Avant-Scène Opéra: Boris Godounov, 1999).
C’est pourquoi je conseille vivement d’écouter cet enregistrement de Boris Godounov par Kent Nagano, le Gothenburg Symphony orchestra, les chœurs de l’Opéra de Göterborg, et une distribution impressionnante. Grâce à Nagano tous les mélomanes peuvent entendre cette version de 1869 en ligne, et uniquement cette version de 1869, dans toute sa nudité et sa beauté. Par rapport à la version dvd avec l’orchestre de l’Opéra de Bavière, l’orchestre de Gothenburg impressionne par un son non seulement très homogène, par moment dense, mais aussi extrêmement lumineux, très typique des orchestres nordiques, ce qui donne une interprétation plus tendue que celle de Nagano avec Munich. Le chef japonais utilise au mieux les qualités des différents pupitres de l’orchestre suédois pour donner une interprétation très sobre, voire austère, de cet opéra. Par contre si l’on écoute des enregistrements de chefs soviétiques comme Golovanov ou Melik-Pashayev (même dans des versions autres que celle de 1869), clairement on ne peut que constater qu’il y a quand un manque d’âpreté et de couleurs dans la version Nagano, même si l’orchestre symphonique de Gothenburg a de très belles couleurs nordiques qui conviennent très bien à cet opéra, et sont plus tranchantes que la rondeur de l’orchestre de l’opéra de Bavière avec qui Nagano avait précédemment enregistré Boris Godounov.
Les chœurs de l’opéra de Göterborg sont excellents, d’une grande expressivité, et se révèlent poignants dans les scènes les plus dramatiques. Et que dire distribution parfaite de cet enregistrement, à majorité composée de chanteurs slaves. Dans le rôle du tsar Boris Godunov Alexander Tsymbalyuk, qui a déjà une grande expérience du rôle même s’il est encore jeune pour le chanter, a une voix de basse noble idéale, et il parvient à incarner le tsar avec beaucoup d’autorité, d’intelligence musicale et de sensibilité, sans oublier que sa diction est absolument parfaite. Il est absolument bouleversant dans la scène finale. Je pense qu’il est le grand Boris de notre époque, et je ne m’explique pas vraiment son manque de notoriété sur la scène internationale, étant donné la beauté de sa voix et sa présence charismatique sur scène. Le moine Pimène est ici incarné par la basse finlandaise Mika Kares, qui apporte la gravité et la profondeur requises par ce rôle, ce qui est d’autant plus remarquable qu’il est encore jeune comme Tsymbalyuk. Autre voix grave, Varlaam, un rôle de basse bouffe, pour lequel la basse russe Alexey Tikhomirov a la gouaille nécessaire au rôle qu’il chante avec beaucoup de verve. En ce qui concerne les ténors, Maxim Paster, qui a chanté de nombreuses fois le rôle du prince Chouïski, est impeccable dans ce rôle très ambigu, et Sergei Skorokhodov incarne un Grigori à la fois plein d’ambition et de doutes. Boris Stepanov se voir confié plusieurs rôles, Missail, un boyard, et surtout le rôle très délicat l’Innocent, dans lequel il est extrêmement touchant. Les rôles féminins sont aussi parfaitement interprétés par la soprano Hanna Husáhr (Xénia), les mezzo-sopranos Johanna Rudström (Féodor) et Okka von der Damerau (l’aubergiste).
En conclusion, cet album est en l’état l’enregistrement de référence de la version 1869 de Boris Godounov, et je conseille vraiment de l’écouter à tous ceux qui s’intéressent à cet opéra ou voudraient le découvrir de l’écouter. Le livret comprend un excellent texte de présentation en anglais, allemand et français écrit par Göran Gademan, dramaturge de l’Opéra de Göterborg, des biographies des interprètes ainsi que le texte de l’opéra dans une transcription phonétique du russe ainsi qu’une traduction en anglais.
Rarement lu un article qui me donne autant envie de plonger sans retenue dans un enregistrement, et à tel point que l’interruption de sa lecture pour une correspondance de métro me fit presser le pas pour la reprendre rapidement.
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