Charles Munch (1891-1968) fait partie de cette génération de chefs d’orchestre du XXe siècle qui durent changer de nationalité et de pays au cours de leur existence, d’ailleurs rien que l’orthographe de son nom subit les vicissitudes de l’histoire européenne. Né Charles Münch à Strasbourg en 1891, alors que l’Alsace faisait partie de l’empire allemand, il pris la nationalité française après la Première Guerre Mondiale, et abandonna le tréma pour devenir Charles Munch (bien que la forme germanique de son nom continue a être utilisée par certains).

Charles Munch, 1967 © Henri Cartier-Bresson

Né dans une famille de musiciens, son père Ernst et son oncle Eugène étant organistes et son frère aîné Fritz chef de chœur, la formation musicale de Charles Munch se fait sous les auspices de la France et de l’Allemagne. Après des études de violon au conservatoire de Strasbourg, alors dirigé par le compositeur allemand Hanz Pfitzner, il poursuit sa formation avec Lucien Capet à Paris, puis avec Carl Flesch à Berlin. Pendant la guerre, à l’instar de ses compatriotes alsaciens et mosellans, il est enrôlé dans l’armée allemande. Il subit une attaque au gaz devant Péronne, et est blessé à Verdun, « apprenant dans les épreuves du combat et de la convalescence ce sens de la fraternité qui lui sera si utile une fois parvenu à l’estrade de concert », comme le souligne Jean-Charles Hoffelé dans le livret d’accompagnement du coffret consacré à Munch par le label Warner Classics. Après la guerre, Munch commence une carrière de musicien professionnel comme professeur de violon au Conservatoire de Strasbourg et premier violon de l’orchestre de la ville, deux institutions dirigées par le compositeur français Guy Ropartz. Sa carrière prend une nouvelle dimension quand il est nommé premier violon au Gewandhaus Orchester de Leipzig, d’abord sous la direction de Wilhelm Fürtwangler, puis celle de Bruno Walter.

C’est en Allemagne qu’il s’essaie à la direction d’orchestre, mais c’est à Paris qu’il lance définitivement sa carrière de chef en 1932 et abandonne sa carrière de violoniste. Grâce au soutien financier de sa future épouse Genevève Maury, il loue l’Orchestre des Concerts Straram, une pratique courante à l’époque, ainsi que la salle prestigieuse du Théâtre des Champs-Elysées, pour donner son premier grand concert comme chef d’orchestre. Commencer une carrière de chef à 41 ans, c’est très tard, mais on peut considérer que sa carrière d’instrumentiste lui servit de formation, surtout qu’il avait pu observer de près l’art des deux monstres de la direction d’orchestre qu’étaient Furtwängler et Walter.

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, Munch décide de rester en France. Il continue de diriger et de donner des concerts, mais il cherche à protéger les musiciens de la Société Philharmonique de Paris, dont il est le directeur musical depuis 1935, et « reverse ses cachets à la Résistance », ce pour quoi il recevra la Légion d’Honneur en 1945 : « Il met un point d’honneur à programmer des créations de compositeurs français face à un parterre d’officiers allemands, à commencer par le Psaume 136 de Jean Martinon, composé en captivité et qui comporte des paroles ouvertement subversives » (Christian Merlin, Les grands chefs d’orchestre du XXe siècle, Buchet-Chastel)

Charles Munch © Getty / Photo by Erich Auerbach/Getty Images

Après guerre, ce n’est ni en France, ni en Allemagne que sa carrière de chef prend son envol, mais aux Etats-Unis. Après avoir dirigé une tournée triomphale de concerts de l’Orchestre National de France aux Etats-Unis, il reçoit des invitations de prestigieux orchestres américains, et c’est ainsi qu’en 1946, il dirigea pour la première fois l’Orchestre Symphonique de Boston, avant de devenir leur directeur musical en 1949.

C’est le début d’une véritable histoire d’amour avec les musiciens de l’Orchestre de Boston, qui sortent alors d’un période dictatoriale sous le joug du chef russe Serge Koussevitzky. Dans son livre Les grands chefs d’orchestre du XXe siècle, Christian Merlin raconte la très forte relation qui s’est développée entre le chef français et les musiciens de l’orchestre, ainsi que le public bostonien : « Musiciens et public adorent le panache de ses interprétations et son côté imprévisible : il électrise la salle. Il se donne entièrement à chaque concert, établissant avec l’orchestre une relation d’amour. »

Il revient en France de façon triomphante en 1963, et pendant plusieurs années travaille régulièrement avec l’Orchestre National de France, avant de devenir en 1967, le premier directeur musical du tout nouvel Orchestre de Paris, successeur de l’Orchestre de la Société des Conservatoires. L’ambition d’André Malraux, ministre de la Culture, et Marcel Landowski, directeur de la Musique, en nommant Munch à la tête de cet orchestre est d’en faire une des meilleures phalanges orchestrales au monde. Pour cela, la méthode de Munch était assez simple comme il l’explique dans un reportage télévisé de l’époque, disponible sur le site de l’INA : « autant de répétitions qu’il le faudra, on fera travailler les groupes différemment, à part, et peu à peu on va réunir les groupes et on va voir ce que cela va donner. » Sous la direction de Munch, l’orchestre de Paris répète pendant une semaine entière un programme avant un concert, ce qui est inimaginable de nos jours, où le temps de répétition est bien plus réduit. Malheureusement cette collaboration brillante dura moins d’un an, stoppée en plein vol par le décès soudain de Munch lors d’une tournée aux Etats-Unis le 7 novembre 1968.

Charles Munch nous a laissé un legs discographique considérable chez différents labels, qui permet de saisir pourquoi il suscitait un tel enthousiasme de son vivant. On pourrait diviser ce legs en deux grandes parties, ses interprétations de la musique française des XIXe et XXe siècles et ses interprétations du répertoire allemand classique et romantique. Son répertoire ne se limitait pas à la production musicale de ces deux grandes traditions musicales, mais l’on peut dire que cela reste plus marginal dans l’héritage qu’il nous laisse.

Grand interprète de Berlioz, Munch a enregistré de nombreuses versions de la Symphonie Fantastique, notamment avec l’Orchestre symphonique de Boston en 1954, l’Orchestre National de France en 1963 et l’Orchestre de Paris en 1967. Avec le somptueux orchestre de Boston, c’est le grand luxe orchestral. Le son brillant de l’orchestre ne cesse d’émerveiller, tout comme la direction poétique, élégante et expressive de Munch. Cependant, en comparaison avec les deux autres enregistrements gravés avec les orchestres français, je trouve cette magnifique version un peu trop léchée, moins fiévreuse et moins colorée, même si les timbres de l’Orchestre de Boston son somptueux. A l’opposé, l’enregistrement en concert avec l’Orchestre National de France en 1963 semble plongé dans la tourmente et l’acide, et donne à voir une facette d’un Munch survolté, qui met le feu à l’orchestre, même elle si me donne l’impression que les tempi sont parfois un peu pressés et précipités. La version avec l’Orchestre de Paris, couplée dans le disque Erato avec une magnifique Suite n°2 de Daphnis et Chloé de Ravel, est pour moi la synthèse idéale, une version pleine de poésie, de fougue et de couleurs, avec des climats très contrastés, et des timbres somptueux et très français.

De ses enregistrements consacrés à Beethoven, j’ai été fascinée par sa lecture de la 9e symphonie avec l’Orchestre Symphonique de Boston, le New England Conservatory Chorus, et Giorgio Tozzi, David Poleri, Leontyne Price, Maureen Forrester pour le quatuor de soliste. C’est une version extrêmement vibrante, dynamique et colorée. Ce qui frappe aussi, c’est à la fois l’élan optimiste qui semble porter cet enregistrement, qui avance de manière continue et déterminé, comme pour souligner le message profondément progressiste de la musique de Beethoven, mais également la clarté dans laquelle baigne toute la symphonie, une lumière qui permet d’entendre distinctement une grande variété de détails, sans jamais perdre le sens de structure. C’est sans doute une des versions les plus exaltées qu’il m’ait été donnée d’écouter au disque.

Charles Munch a été un merveilleux champion de la musique du XXe siècle, de Ravel à Honegger en passant par Roussel, Poulenc, Dutilleux, entre autres, comme le montre la richesse et la diversité des enregistrements qu’on peut trouver dans les coffrets de Warner Classics et d’Eloquence. De tous les compositeurs de son époque, celui dont il fut le plus proche fut certainement le suisse Arthur Honegger, membre du Groupe des Six, avec qui il partageait une culture commune influencée par la France et l’Allemagne, le protestantisme et la foi dans des valeurs humanistes. Munch nous a laissé une magnifique interprétation, empreinte de ferveur et profondément angoissée, de l’oratorio d’Honegger La Danse des Morts, enregistrée en 1941 avec l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, la Chorale Yvonne Gouverné, et de superbes solistes, dont l’acteur Jean-Louis Barrault en récitant.

Aimé des musiciens, se considérant lui-même comme un musicien au chœur de l’orchestre, Munch savait l’importance de faire confiance au talent et au professionnalisme de celles et ceux qu’il dirigeait. Le contraire d’un chef dictatorial, même s’il était colérique, il détestait la routine des répétitions et privilégiait des lectures instinctives, enflammées et spontanées. Mais c’était aussi un pragmatique, qui savait s’adapter au niveau des orchestres en face de lui, comme le montre ses propos lucides, cités plus haut, sur la nécessité de faire davantage répéter les orchestres parisiens pour obtenir une qualité à la hauteur de ses attentes. Chef flamboyant, au tempérament parfois emporté, Charles Munch a séduit et ensorcelé les musiciens et mélomanes de son époque, et continue encore de nos jours à nous fasciner et éblouir.

Une réponse à « Charles Munch – Chefs d’orchestre légendaires (1) »

  1. Merci pour ce papier sur le Maestro et entièrement d’accord avec toi.
    Baci cara.

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